De mémoire, aucun regard n’avait convoqué en moi tant de stupéfaction.

Ses yeux étaient la définition du bleu. Un bleu de mer calme, un bleu d’ailleurs, translucide, lumineux. Je pensais aux fois où je m’étais allongée dans l’herbe et m’était perdue dans le ciel, basculant dans une sorte de vertige à l’envers : la terre devenait voûte solide et je devais m’y cramponner à pleines mains, en enroulant des touffes d’herbes entre mes doigts, déchirant les racines, pour ne pas risquer de m’abimer dans l’azur.
Deux forces colossales luttaient à travers moi : une poigne géante, qui me maintenait plaquée sur le sol, alors qu’une autre - le vertige- tentait de m’y arracher, de me précipiter dans l’univers, dans le vide. Ses yeux étaient un précipice. Il faisait qu’une boule se déployait dans mon ventre, tournoyait en moi et je devenais alors l’explosion, le rouge, la chute en toute inertie. Je devais former les yeux par instant, le cœur au bord des lèvres.

Il vivait dans une ruelle proche de la cathédrale, et le soir, lorsque je m’y rendais, les rues me paraissaient vivantes, accueillantes, pleine de familiarité. Il y avait des senteurs dans les rues qui tenaient de l’irréel, car elles ne correspondaient à rien de précis ; elles m’enveloppaient, elles étaient les odeurs aimantes, de la vie, de la famille, des souvenirs. Elles étaient la cannelle, le café, l’essence, la soupe, le feu de cheminée, le poivre, l’air frais, une gousse de vanille, les embruns d’un port de pêche, l’odeur de l’allumette qui craque, l’arôme du chocolat chaud. Lorsqu’il m’arrive aujourd’hui de traverser ce quartier, passant parfois même devant l’entrée de son immeuble, mon regard passe à travers les murs, recréé son espace, son appartement ; mais il n’habite plus ici. Je jette un coup d’œil sur l’interphone, parfois j’oublie son nom de famille alors je repasse toutes les lettres dans ma tête et tambourine son prénom dans mon esprit afin de l’y imprimer, pour ne rien oublier, pour ne pas qu’il se mélange à d’autres, pour qu’il reste à part.

Il y avait le bonheur de le retrouver et la même joie que je lisais dans ses yeux. Il y avait quelque chose qui faisait que nous nous complétions, que tout étaient enfin trouvé, pour moi comme pour lui, quelque chose que nous avions cherché, attendu, que l’impatience avait transformé en nécessité, avait cristallisé en un besoin impétueux : nous avions l’exigence de l’autre, plus grand que nous, qui nous envelopperait tout à fait. Il m’était agréable de sentir que j’étais à lui, littéralement je me donnais, le mot exact est véritablement « don », alors que hier je ne le connaissais pas, je l’attendais seulement, j’offrais à présent tout de moi - mon passé, mon cœur, ma joie de le voir. Et tout cela était du même sang que de sentir qu'il avait également cet élan vers moi - plus que l’élan il se déversait : son âme m’appartenait, j’étais ses souvenirs, ses parents qui choisissent son prénom, sa solitude, ses aspirations, son regard tourné vers le passé, ses frustrations qui se délitaient, s’évanouissaient lorsqu’il me les confiait.
Nous soupirions d’aise. Le moment de nous quitter n’était pas grave, puisque même absent l’un à l’autre un lien nous tenait, aussi puissant que milles mains serrées les unes dans les autres.

Nos activités n’étaient que des peintures de nous. Nous nous en nourrissions : se promener dans la rue, nous présenter nos amis mutuels, nous préparer pour partir étudier, regarder une émission de télévision, tout cela ne participait qu’à représenter notre félicité. J’étais une source de détail infini, je lui racontait tout, mettait des mots sur des sensations, chaque minute de présent, chaque projection dans l’avenir, qui nous apparaissait de plus en plus conjoint, chaque élément de son histoire, alimentait la fusion de nos êtres, qui se nourrissait d’une sorte d’infinité, de majuscules, de superlatifs.

Plus tard, je croisais des yeux sombres, qui délimitaient une entrée, et qui était celle d’un nouveau royaume dont il fut exclu.

La chute

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