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Lollipop

24 octobre 2014

Cléa c'est moi

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J'ai croisé la route de Cléa il y a maintenant cinq ans.

J'ai appris à la connaître, suffisament pour considérer qu'elle n'est pas qu'une persistance rétinienne.

Elle sait aussi que je la connais.

La boucle est bouclée.

Dans un diverticule de Cléa, j'ai fais la rencontre de Clay.

Je crois que j'ai ce besoin, à son tour, de le connaître mieux.

Si d'aventure je réitère ces entrevues de type nouveau, je crois bien que c'est ce garçon ancien qui convoquera mes lettres.

Ce blog n'a jamais eu d'autre prétention que de télescoper les pensées d'une inconnue, personne n'a jamais su qu'il existait.

Sauf ceux et celles qui, comme vous, furent menées ici par le hasard, ou par une quelconque intuition.

Merci de vos regards.

N.

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28 septembre 2014

L'absolution

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Lorsque nous serons redevenus de ces êtres enclins au bonheur, il nous faudra veiller à tout quitter précipitamment, tout laisser en arrière dans la minute, les tasses encore à moitié pleines de café, la vaisselle mal débarrassée, sans un regard sur nos allures dans le miroir de l’entrée, les lumières toujours allumées que l’on ne verra pas depuis la rue, puisque nous ne nous retournerons pas, et nous devrons nous rendre ensuite dans un endroit où cette propension lumineuse sera capturée, et que je suggère à demi-clos. Il faudra choisir ce lieu à l’instinct, ce pourra être un lit dans un hôtel au bord de l’océan, une rue où je te tiendrais la main, une clairière avec les enfants qui chahutent dans des univers imaginaires, tout proches. Il nous faudra cette intuition qu’il y aura là des soleils à allumer, des heures où l’on tire le loquet des montres pour qu’elles s’arrêtent, où les silences auront la même puissance que le son exact de ta voix, qui sera une des premières choses que j’oublierai.

Il nous faudra conserver comme le linge encore plein d’odeur d’un ami mort, les pétales des fleurs rouges que nous nous seront offerts. Il faudra imprimer à nos mémoires l’impact des rixes, qui au final surnageront dans l’effacement des moments conjoints, des bras passés derrière l’épaule par habitude de réconfort plus que par appétence. Il faudra garder les cendres des lettres détruites dans la baignoire, sur lesquelles on aura précédemment jeté le combustible de nos larmes d’arrachement, qui seront comme des crampes au mollet, des douleurs avec cette putain de constance et d’hébétude. Il nous faudra omettre d’effacer ces photos loupées que l’on n’a pas classées dans un album, celui que l’on ne pourra jamais ni voir, ni jeter, en « ne gardant que les bons moments ». Cette saloperie de violence lorsque tu m’embrassais, qui m’absorbait l’âme entre tes lèvres, qui me mettait dans l’axe précis du sang expulsé plus rapidement par ton cœur, dans les nervures d’une espèce d’étoile qui n’arrêtait pas de naître entre nos phalanges nouées. Comme les foutues pensées fumigènes qui t'accompagent, elle est partie, mais est encore réminiscente lorsque je m’appesantis trop. Je m’en passerais bien.

Tu surviens encore tout entier dans mes rêves, et je sais alors que je t’ai retrouvé, mais lorsque je suis éveillée et que je te regarde droit dans les yeux, il n’y a que des coins de sentiments, des embouts d’émotions inutilisables, des volutes de ton ombre distante, qui s’éloigne toujours plus loin, s’efface comme des mots anciens tracés à la craie.

J’ai compté les saisons avec toi, et il y en a eu le double depuis. Je me rappelle les séances de cinéma qui m’apaisaient l’âme, l’odeur de ton oreiller lorsque tu étais parti au travail, l’ombre des persiennes sur ta peau, et puis ce soir sous les étoiles où j’ai eu le vertige à l’envers, de cet univers sous mon corps, de celui entre nous, où j’ai serré ta paume et arraché les brins d’herbes.

Il est 14h04 lorsque j’écris ces lignes, qui seront tes dernières. J’ai cette pile de livre à côté de moi dont celui de Joan Didion, celui de Nina Bouraoui, et d’autres dessous que j’ai parfois ouverts ; je les laisserai conclure, je n’ai pas la force suffisante pour cela, je ne supporte pas l’achèvement de toute cette catharsis.

J’ai fait une nouvelle tasse de thé, écouté des musiques de cette époque et des nouvelles que tu dois apprécier ; puis j’ai effectué quelque chose que je ne fais jamais : je suis allée à l’orée de la terrasse, je me suis accroupie, et n’ai rien réalisé de spécial, à part serrer mes jambes contre mon corps et renifler doucement. Puis je suis revenue là, j’ai choisi une ultime photo aux consonances de toute cette prose affamée. J’ai cru que celle-ci aiderait à cicatriser : au contraire les mots ont rouvert les plaies, et c'est épanché un jus noir et ancien sous ma peau, comme des ombrages de tatouages cryptés. Mais il n’y a pour les âmes passéistes et revanchardes comme la mienne aucune absolution véritable, il n’y a que la conscience de ton corps chaud, au loin, qui a tarit mon sang, et qui persiste à vivre alors que nous avons presque tout oublié.

« Et tout est rouge, comme le sang au cœur, comme la violence chaude et bienfaitrice de la vie qui court. » Nos baisers sont des adieux, Nina Bouraoui (dernière phrase)

« Carter a téléphoné aujourd’hui, mais je n’ai vu aucune raison pour lui parler. Dans l’ensemble je ne parle à personne. Je me concentre sur la façon dont la lumière frapperait des pots de confiture sur le rebord d’une fenêtre de cuisine. Je reste allongée au soleil, à regarder l’oiseau-mouche. Ce matin j’ai jeté des pièces dans la piscine et elles ont étincelé en tournant dans l’eau de telle façon que j’avais presque envie de lire ce que ça voulait dire pour mon avenir. Mais je me suis retenue.

Une chose pour ma défense, non pas que ça ait de l’importance. Je sais quelque chose que Carter n’a jamais su, ni Hélène, ni peut-être vous. Je sais ce que « rien » veut dire et je continue à jouer.

Pourquoi, dirait BZ.

Pourquoi pas, dis-je. » Maria avec et sans rien, Joan Didion (dernières phrases)

28 septembre 2014

Le texte blanc (l'avortement)

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La solitude est un royaume, dont les frontières s’éloignent à chaque arrachement, et la moindre perte est une conquête.

26 septembre 2014

Open space

fifty-shades-grey-posterLe travail, à proprement parler, était la conception que je me faisais de l’emploi de secrétaire. Je compilais des informations, répondais aux e-mails, et au téléphone j’annonçais un nom qui n’était pas le mien. Alors que l’activité qu’on me demandait n’était pas plus exigeante que ça, voire même un peu frustrante, je me retrouvais pourtant rapidement dans un état de fatigue nerveuse que je n’avais jamais connu. On me vêtait d’une armure comme un joug de chaque muscle, de chaque élément de chair, qui m’affaissait irrésistiblement l’âme.

La première semaine, je restais ainsi dans cet état de tension qui ne voulait pas de dissiper. Le soir venu, je m’endormais à des heures aussi vertes que celles de l’enfance. Je m’éveillais parfois ensuite à un zénith nocturne, avec la peau hagarde des lendemains de bacchanales, moite et graillonneuse, puis je mangeais sur le pouce, avant de me rendormir en ne conservant qu’un souvenir flou de cet interlude. J’avais mille personnes à rappeler, mon frigo était vide, et mon appartement était à ce point encombré que s’y déplacer revenait à exécuter une danse indoue. Mais en dehors de mes taches salariées, je n’avais la force que de survivre. Le week-end arriva et fut une délivrance. Je le comblais de sommeil et de repas sucrés, transformant ma tête en évier et ma carcasse en viande dénervée : mon excès de tension se mua en mollesse par le truchement de la couette et de la télévision.

Je mis cette asthénie sur le compte de la profusion de nouveautés qui m’avaient été déversées dessus et qui incluaient la présence hiérarchique d’un patron ténébreux. J’avais immédiatement développer pour ce dernier une déférence respectueuse que je m’ignorais auparavant. Ce sentiment où pointait de la soumission me semblait procéder d’un gène secrétaire qui porterait en lui la maîtrise de la photocopie impeccable et des jambes parfaitement croisées sous le bureau. Et puis il y avait aussi cette plissure du cou minuscule, à laquelle inclinait mon rôle d’assistante, et que je soupçonnais d’être à l’origine de mon épuisement.

Ces changements se doublaient en outre de baptêmes, puisque je faisais là mes premiers pas menus dans le monde du travail. Le plus difficile pour moi fut d’appréhender les coutumes sociales. Comme un exégète attentif, je tentais de comprendre les oracles de la caféine, la rhétorique des sorties du week-end, le mode d’emploi du sarcasme bon enfant (mais pas que) ou la métaphysique des dialogues volants par dessus les plateaux repas. Cela était d’autant plus difficile que des histoires étranges couraient sur les employées qui m’avaient précédée ; cela maintenait une distance passive avec mes autres collègues. Avant moi, le poste avait en effet été occupé par quatre filles. Leurs périodes d’essai n’avaient jamais été reconduites, pour des raisons qui restaient méconnues. Je faisais alors ce qui était le mieux dans ces situations nébuleuses : se taire et comprendre. Je m’efforçais ainsi de rester dans une familiarité polie, calquant mon attitude sur celle des plus effacées, ne sachant de toute façon pas trop comment intervenir dans des conversations qui m’excluaient. Je tournais cent fois ma langue dans ma bouche avant de prononcer un mot, de telle sorte que la répartie ne parvenait à mon élocution que plusieurs heures après, alors que la cohésion sociale momentanée était depuis longtemps dissoute.

Mon supérieur, Clay, refusait tout simplement de nager dans ces eaux aux courants contraires. Lorsque la pause arrivait, il mettait sa veste et quittait le bureau, puis revenait une bonne heure plus tard sans expliquer sa provenance. Il ne convoquait aucune interaction plus longue que nécessaire avec qui que ce soit (y compris moi), et ne prenait jamais ni café ni thé. Il y avait pourtant un frigo dans un coin du bureau mais l'homme ne s’en servait jamais. Un jour que je demandais à y disposer mon casse-croûte, Clay me l’interdit prestement, avant de s’adoucir en m’informant de sa défectuosité (mais alors pourquoi continuait-il de vrombir ? Je m’abstenais de la question). Quelque chose en moi me dit d’assourdir ma curiosité, même en son absence et malgré mon indiscrétion pathologique. Ce réfrigérateur devait ainsi renfermer à jamais des mystères d’Eleusis.

En général le secret fait parler, mais étonnement je n’entendis que des choses sibyllines au sujet de mon supérieur. Je mettais la retenue des autres employées sur le compte de ma primeur ainsi que de ma position immédiatement hiérarchique.

Au fil du temps, je me calquais sur l'attitude désimpliquée de Clay : il m’arriva de plus en plus souvent de rester seule à la pause, me sentant mieux avec mes écouteurs pleins dans un bureau vide, qu’en compagnie de quarantenaires faussement aimables.

Clay était à avec moi d’une certaine affabilité, un peu lointaine certes mais qui me semblait bienveillante. Néanmoins pas une seule fois il n’immisça dans nos dialogues unilatéraux un quelconque ordre privé. Cela ne me dérangeait pas, d’autant que j’aimais lui inventer une vie aussi singulière que les dialectes dont il usait avec ses interlocuteurs internationaux. Mais son corps d’homme et son regard d’enfant ne laissait que peu de doute sur le fait qu’autour de lui des satellites aux jambes galbées tournoyaient à coup sûr.

Une seule chose toutefois me troublait : c’était l’impression que son regard me sondait parfois avec l’intensité méticuleuse d’un entomologiste pour une phalène inconnue, ou d’un prédateur pour une proie dont il élabore l’attaque imminente. Mais dès que je jetais un coup d’œil furtif dans sa direction, il restait toujours concentré sur une chose qui n’était pas moi.

Au bout de quelques semaines, j’avais ce qu’on appelle « pris le rythme ». Je ne me projetais nulle part mais je savais que je pourrais avoir des perspectives d’avancement. Je rêvais de cet appartement de fille en centre-ville, avec sa cuisine aux placards de verre mat, aux éclairages tamisés, au vaste canapé blanc où nageraient des coussins immenses, aux murs peints aux mêmes couleurs que celui de l’héroïne de Fringe. Il y avait aussi la perspective du voyage Japon qui se rapprochait, et je savais que d’autres voyages étaient prévus avec cette régularité qui faisait naître une attente consolante : dans ma tête un avion encerclait de traits rouges un planisphère immense. Mais pour le moment, je ne souhaitais rien d'autre qu’obtenir des habitudes.

Un dimanche soir, alors que je m’attendais à ressentir la grisaille bruineuse qui précède la reviviscence hebdomadaire, je me mis à penser à Clay avec une force couleur d’émeraude, aussi vive que déstabilisante. cette attirance me tomba ainsi sans prévenir sur le coin du cœur, et je remarquais plus tard qu’il n’y avait jamais de préavis pour ces choses graves et légères, même pour les personnes que l’on côtoie tous les jours et pour lesquelles on ne pressent nulle élection.

Le lendemain matin, je m’éveillais avant la sonnerie du réveil, j’arrivais au bureau en avance, je bus un café, seule, alors que mon ordinateur se lançait. Je l’attendais.

Clay arriva peu de temps après moi ; il fut si surpris de me voir qu’il renversa sur le sol un peu du contenu du gobelet qu’il tenait à la main. Je me précipitais pour éponger mais il me repoussa avec une fermeté inattendue. En une fraction de seconde il sortit un mouchoir de sa poche et essuya lui-même la tache. J’eu seulement  le temps d’apercevoir sur le sol un liquide rouge sombre aux effluves très fortes. Nous nous regardâmes un instant qui dura mille ans, puis le téléphone sonna dan l'air, rompant le malaise. Le reste de la journée se déroula comme d’habitude, à un détail près...

Lorsque la journée parvint à son terme professionnel, et alors que j’enfilais ma veste et lui adressais un au-revoir, Clay me dit la chose suivante : « il faudrait que je vous vois ce week-end Cléa, afin d’organiser le voyage nippon ; les bureaux étant fermés, vous n’avez rien contre l’idée de venir chez moi ? ».

Je n’en voyais alors aucune.

 

24 septembre 2014

Bro'

tumblr_n3dbsuGBoL1syvzojo1_500Dans la présence du frère, je ressens un arrachement similaire ; je perçois ce sentiment identique de déréliction : nous sommes comme des orphelins, la même tristesse, la même langueur dans le regard qui cherche, partout, sans cesse, avec ce désespoir des âmes érodées, celui des parents qui ont disparu.

J’ai cette photo de nous deux au Sénégal, elle ne s’affadit pas avec le temps, nous avons ces regards, tu sais ces regards-là, avec une impétuosité dans les yeux, une sorte de fierté sauvage. Je nous reconnais cette force sans énergie, celle des lions assoupis, qui sauront s'éveiller le moment venu, lorsque nous serons livrés à la dangerosité.

Est-ce que tu t’en rappelles, toi, de tout ça ? Est que tu considères qu’il y a un peu de nous deux ? Est-ce que tu nous considères, d’une façon ou d’une autre ? Est-ce que tu tiens à moi ? Je suis quoi moi pour toi ? Quand tu venais le mardi, à mon appartement (je disais toutes les semaines, ce n’était pas ça en vrai mais moi c’était tout comme), tu y repenses parfois ? Moi je m’en rappelle, on se cachait du monde, on enfumait le moindre recoin de mon appart de fumée verte. Tu dormais dans le clic-clac bleu et c’est toujours moi qui le refaisais le matin et qui vidait les cendriers. Dans mon souvenir, tu es déjà parti. Mais j’avais alors moins cette impression de solitude, je pouvais profiter de ma journée sans craindre les espaces entre les murs, que j’étais alors un peu moins seul à obturer. On a tout essayé, toutes les drogues, toutes les évasions possibles, mais j’avais toujours un train de retard, j’ai toujours été plus timorée, bien que plus constante dans l’acte de fuite. J’atteignais des abysses dont le calme sourd me plaisait, alors que toi, je sais qu'il te faisait peur, c'était trop d'absences ; à cela tu préférais faire des ricochets sur les vagues hautes, tu étais ce bateau ivre et léger qui s’accommodait des turbulences, qui en devenait même l’architecture.

On avait vu sur les toits, ça aussi je m’en souviendrais toujours, nous écoutions Patrice, Micropoint, Saez. Je crois qu’on en profitait pour de bon de ces années-là, en sachant que, comme tout ce que nous avions eu, cela aussi devait être anéanti. Nous ne vivions que des brèches de vies transitoires mais nous en avions certaines en commun. Voilà ce qui nous réunissait. Et puis de toute façon, même si on en parlait ce ne serait pas pareil, même si séparément cela survenait dans la discussion ce serait encore plus différent. Parce que nous deux, tu vois, nous sommes des frères d’armes. On s’est battu dans les tranchées dans lesquelles on nous avait proscrits. Contre nos parents, contre les belles-mères et les beaux-pères. Contre leurs leçons de morale fumeuses, leurs déchirures électromagnétiques qui nous maintenaient dans des positions intenables, des équilibres contre-nature. Aujourd'hui cela reste une révolte contre les adultes qu’ils sont et que nous ne serons jamais, car si nous sommes départis de modèles, nous luttons furieusement pour être ce qu’ils ne sont pas : notre ligne de fuite est l’ombre qu’ils projettent tout au loin. Nos compromis impossibles ont cassé ce qui tenait encore debout entre eux et nous. Nous cherchions qui irait le plus loin, tu pensais me dépasser car tu sortais, tu buvais, tu déconnais, tu brûlais les mèches, mais je n’étais pas en reste, tu le voyais dans mon regard, cette pointe de perdition qui te mettait mal à l’aise. La limite, c’était celui qui outrepasserait celle de l’autre. Puisque nos parents étaient aveugles, nous nous reflétions nos attitudes. Mes points de ruptures étaient les tiens, et vice versa. On a fait n’importe quoi, et même à présent on continue. Ça nous a un peu perdu tous les deux, il me semble, mais nous sommes toujours là. Cela nous a peut-être sauvés du néant en fait, du marasme de l’adolescence qui pourrissait après le divorce, cette écorce morte qui nous jugulait, c’était pire. Non ? Au moins on en a vécu des choses. Je m’en souviens, moi. De tout ça.

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23 septembre 2014

04h10

edward_hopper_013_woman_sunComme un mauvais jeu vidéo aux chapitres mélangés, je confonds l’ensemble des événements depuis ton éloignement. La nuit est heureusement survenue et avec elle l’espoir de déliter tout ça, avec l’aide de molécules qui tintinnabulent dans le verre.

Je suis à présent dans la montée de multiples wagons somnifères, sur des rails qui sont des os sauriens, des fanons de baleines blanches doués de vie. Mon ascension est doublement babélienne : je vise le zénith mythologique autant que je suis enlacée de milles sabirs aériens, qui sont comme des suppliques, des murmures de fêtes et des incantations. Ma destination est une dimension grenadine, et je vais m’y diluer.

Je suis allongée sur mon lit, la fenêtre est une lucarne sur la nuit, de l’air frais transperce la pièce, faisant de ma peau nue un réceptacle sensible. L’ensemble de mes perceptions est hypertrophié, et je devine sous la réalité des choses une dimension contiguë en filigrane. Tout est silencieux. Vide. En apesanteur. Certains objets paraissent flotter dans l’atmosphère, à quelques microns de leurs supports, comme s’ils lévitaient de façon imperceptible. J’imagine de l’eau qui s’engouffre dans la chambre, le niveau monte progressivement, je sens déjà l’humidité du matelas, je vais me retrouver immergée, je le suis, j’ouvre grand les yeux.

Les parois s’assouplissent, le plafond et le sol se gondolent, les structures concaves deviennent convexes et vice-versa. Emportée par le vertige, je tente de prendre du recul…

Mon esprit court et rebondit contre les parois qui m’entourent. Je sens le lit sous mes épaules, et je sais qu’il est stable. Je sens les murs autour de moi, et je sais qu’ils sont stables. Je visualise le plafond, et je sais qu’il est stable. Cet appartement autour de moi est stable, et je suis ici en sécurité (ce qui est faux).

J’essaie alors de revenir en arrière, quelques heures auparavant, lorsque mes problèmes étaient encore inexistants, que j’étais simplement sonnée, ayant juste besoin de faire le point, une pause, d’être au calme. Rien n’était en fin de compte problématique, et malgré le chaos ambiant, toute rédemption était encore possible : je pouvais envisager un renouveau avec toi, ne voir que du positif dans cette affaire. Or voilà que tout devenu grave et que l’adrénaline s’épanche à présent en flots ininterrompus dans mon corps, me tenant ainsi éveillée, en alerte, et me sortant définitivement d’un état de stase auquel je m’étais habituée et qui constituait en fin de compte mon existence. Mais je me dis que tout a une explication, que tout événement procède d’une cause, que tout problème a forcément sa solution, qu’il suffit de poser les choses à plat et que tout s’arrangera.

Il se met brusquement à pleuvoir.

Dans la chambre plongée dans le noir, à présent debout devant la fenêtre fermée et les bras croisés, je plonge mon regard dans la nuit secouée par le vent et la pluie. Par instant, des voiles blancs semblables à du tissu se forment, virevoltent dans les airs puis s’évanouissent presque aussitôt. Au loin, la lueur verdâtre d’une piscine me fait penser à quelque chose d’irréel, comme un ovni surgissant de terre.

Le garçon-homme allume soudain la lumière et je distingue alors mon reflet dans la vitre fouettée par les jets de pluie. Après un moment assez long, il actionne à nouveau l’interrupteur et reste immobile dans l’obscurité. Il me rejoint finalement près de la fenêtre, semblant vouloir se perdre avec moi dans l’averse.

- Tu te demandes ce qu’il fait en ce moment… ?

- Peut-être. Je n’en sais rien. Je n’en sais rien et je m’en fous.

- Bien sûr que non.

Ensuite nous refaisons tout sauf l’amour. Puis un mur de brouillard opaque se construit progressivement entre mes pensées et l’écran de la réalité, me cloîtrant ainsi doucement dans un sommeil sans rêves.

 

23 septembre 2014

15h10

Edward_hopper_3D_by_Ryo974Il est quinze heures dix lorsque j’arrive enfin au bar sur l’avenue. Le ciel est bleu électrique, l’air mêlé de poussières et d’odeurs estivales telles que celle du vent, de la chaleur ou de l’asphalte.

J’ai ce nœud à l’estomac, qui préfigure la survenue d’un danger, d’un événement lourd et inamovible. J’ai en moi la peur farouche qui procède de l’instinct, mais je fuis pas.

Différentes personnes sont éparpillées sur la terrasse :

- Une dame laide, entre deux âges, en train de lire un journal. Sa table est encombrée d’un verre d’eau plein où flottent des glaçons presque entièrement fondus ; il y a aussi une tasse de café vide, un sac à main lilas, une poche en plastique H&M, un cendrier, et elle tient entre l’index et le majeur une cigarette qu’elle n’a pas encore allumée. Elle a cet air très concentré.

- Trois adolescentes assez jolies, customisées, hype, dont le look laisse peu de place au naturel, mais le fait qu’elles soient très jeunes, peut-être treize, peut-être quinze ans, leur procure suffisamment de fraîcheur pour faire oublier tout ce qui est futile, le maquillage et les accessoires, et chacune d’elle est synonyme de candeur et de sexe, alors elles attirent le regard, mais seulement en superficie.

- Un homme en costume cravate qui discute avec un autre homme habillé à l’identique et auquel il ressemble étonnamment. Leurs socquettes paraissent un peu ridicules car l’ourlet du pantalon, tiré trop haut au-dessus des chevilles, fait apparaître une ligne de chair velue et blanche. Leurs cous sont étriqués par leurs cravates qu’ils ont pourtant desserrées, leurs ventripotences entrouvrent le bas de leurs chemises, les épaulettes remontent haut, leurs crânes se dégarnissent, leurs visages sont flasques, bien que maintenus éveillés par quelque chose d’artificiel (ainsi leurs yeux paraissent alertes et vitreux à la fois). Il y a le journal du matin posé sur la table, des sacoches au sol. Ils semblent à la fois résignés et puissants, quelque chose de perturbant émanant d’eux ; je pense alors à mon père.

- Le garçon-homme est là aussi ; en me voyant arriver, il extrait son regard de ses pensées et le fixe dans le mien. Il sourit un peu puis expire fort, comme s’il avait été en apnée durant les secondes précédentes. Il porte un pantacourt blanc, un polo Ralph Lauren rose et des cheveux blonds foncés.

Je m’assieds avec précaution, comme si la chaise était faite de papier. Nous nous saluons avec des sourires qui semblent des cicatrices encore contusionnées. Il a cette sorte de souffrance dans les commissures des lèvres, celle des douleurs longues qui empêchent le vrai sommeil, et que je ne connais que trop bien. Je perçois que nous démarrons une bataille alors que nous sommes tous deux encore en guerre, contre des fantômes qui nous ont sûrement déjà oubliés.

Nous discutons tranquillement, créant ainsi entre nos corps une bulle de mots affables qui définissent la conversation. Mais nous sommes deux imposteurs qui louons les phrases à d’autres, le scénario qui est écrit pour nous est avenant et sémantique (nous cherchons avant tout à comprendre), une prestidigitation de lapins blancs sans taches.

J’enchaîne cigarette sur cigarette (ça lui déplait). Au bout d’un moment je dis « tout ça, ça finira mal ». Le garçon-homme me regarde souvent droit dans les yeux, ou bien ne me regarde pas du tout, et il commence la plupart du temps ses phrases par « pardon mais » ou bien « excuse-moi mais » ou encore « je suis désolé mais ». Il finit par dire « pourquoi pas ? ». Nous en venons à l’affrontement (du verbe, des pupilles) : il s’agit donc bien d’une belligérance. Pourtant nous ne parlons pas directement de nos exs pour le motif que chacun superpose le sien à l’autre : je suis elle et il est toi. Si nous sommes là, c’est seulement car nous avons des comptes à régler.

Brutalement, le garçon-homme doit partir ; dans un dernier assaut il me fixe rendez-vous plus tard, chez lui. J’accepte et lui dis à tout à l’heure d’un sourire entendu, lui laissant ainsi la victoire. Mais je sais que je ne viendrai jamais. J’effacerai ses messages et son numéro, et s’il m’appelle je ne répondrai pas.

Alors que je reste seule à table, que la commande est réglée et mon verre vide, quelque chose m’y retient ; il s’agit d’un élément sombre, gris, qui éclate au creux de mon ventre tandis que des images ténébreuses se mettent à défiler en flash dans mon esprit. Voilà ça y est : j’ai pensé à toi.

Je tente de me calmer, mais je ressens une émotion trop édifiante pour la maitriser. J’ai cette impression que l’on retire une à une les enveloppes sales de ma peau, tout doucement, délicatement, centimètre par centimètre. Dessous, certes l’épiderme est à vif, mais il est aussi complètement neuf, frais et disponible. Ce que j’éprouve alors est une sorte de décontraction totale de mon être, une irrésistible liquéfaction, une salve de magma dans mes systèmes digestifs, respiratoires et nerveux, quelque chose d’intense, la réalisation d’un événement qui devait se produire depuis longtemps et qui survient enfin. C’est une libération.... mais celle-ci est d’écume. Le magma qui s’était épanché dans mon corps se solidifie, s’épaissit et j’ai la subite impression de digérer un parpaing. Je veux pleurer à chaudes larmes pour évacuer ce ciment.

Je prends ma tête dans mes mains et tourne doucement mes doigts sur les côtés de mon crâne, espérant ainsi redémarrer ce qui semble être au point mort. Je réalise alors dans une froide analyse - et il aura fallu pour cela cette rencontre - que tu m’as quittée.

21 septembre 2014

Nightcall

driveIl aura fallu tout d’abord pénétrer en territoire nocturne ; il aura fallu que les lumières artificielles prennent le pas sur la pâleur rougeoyante de ces ciels de fin d’été, dont l’agonie lente colore le frimas de teintes nostalgiques.

Il y a la télévision allumée sur des publicités après le journal, juste avant le premier film du dimanche soir, qui catalysera chez moi une certaine absence au sentiment, mais je ne réussirais pas à rester plus de dix minutes devant sans me lever, faire autre chose, ranger l'appartement, élaborer un projet brumeux, me perdre dans la contemplation d'images sans superficie.

Il y a ce message qui pèse au fond de ma poche comme une pierre de nacre, il y a tes mots qui m’attendent avec une impatience lancinante, et j’ai ce pouvoir en apnée, d'avoir le droit de te répondre par des émotions brutales, ou bien de ne jamais te recontacter, te muant ainsi en une nervure bleue pâle dans mon cerveau, qui sera pour toujours cette main tendue vers moi que je n’aurais pas saisie, qui m’appartiendra éternellement comme un secret.

Mais je n’ai pas l’esprit à l’acte égoïste ni à la durabilité. J’ai mangé sur le pouce, je n’ai même pas mis la table, j’ai avalé les aliments directement sur le bar, c’est à peine si j’ai utilisé les couverts.

« Moi, tout ce que je veux, en fin de compte, c’est être avec toi ». Je fais fi de la niaiserie : lorsqu’il est question d'histoire d'a., les sentiments outrepassent l’usure des mots. On peut faire de phrases fatiguées des univers aux forces gravitationnelles puissantes, on peut créer son propre dictionnaire de mots passéistes, on peut faire une métronomie violente de leurs syllabes, entretenir une lecture comme des cathéters dans les veines coronaires.

Je réponds que je suis en route. Je ne te préviens pas en avance. Je veux être dans l'instant du message que je te fais parvenir. Je veux te surprendre chez toi dans ton habitat dérangé, adapté à ta vie et non aux visites scrutatrices, je veux te voir les cheveux en bataille dans un caleçon délavé, les draps défaits et le petit déjeuner pas encore débarrassé, la barbe de deux jours qui griffe, je veux saisir ton image dans l’indolence des fins week-end, les lèvres empâtées de café et de cigarettes.

*

Il est presque demain lorsque j’ouvre la porte arrière d’un taxi et m’y engouffre.

Je trouve l’intérieur du véhicule trop lumineux (ce qui me donne l’impression qu’il est surchauffé). Je suis néanmoins rapidement rassérénée par la douceur de l’air, fraîchi par une climatisation impeccable, et je suis aussi soulagée de m’asseoir après avoir marché de longues minutes dans la nuit, qui ont tendu mes muscles en projectiles impatients. J’indique la destination au conducteur, un homme compact affublé d’une moustache et de cheveux gras, sentant à la fois la transpiration et l’after-shave trop mentholé. Je perds ensuite mon regard dans les formes de la nuit, que la voiture sombre transperce comme des masses épaisses et noires.

Le taxi parvient en haut de collines qui surplombent la ville et je peux la voir d’ici tout entière, lumineuse, cillante, comme le reflet d’un ciel d’août parsemé d’étoiles filantes. L’air reste clair, et autour de la lune un halo blanchâtre s’épanche. L’astre paraît gigantesque, à la fois très lointain et très proche, comme la paupière close d’un être qui ne s’endort pas.

*

Chez toi, la lueur d’un réverbère de la rue attenante produit des ombres chinoises sur le plafond. Elles sont cependant brouillées par une lumière restée allumée, ainsi que par la fumée opaque, la vapeur salée des corps, et les sonorités solides et aériennes qui tournent autour nos corps rougis, comme un manège.

19 septembre 2014

The wild ones

113776-stock-photo-sky-water-summer-beach-coast-jumpIl s’agissait d’un après-midi quelque part en été.

Nous étions tous dispersés à l’intérieur de la maison, ou au milieu de la verdure du jardin, ou bien près de l’eau turquoise de la piscine. J’étais pour ma part allongée sous un soleil fauve, ne faisant rien, et n’ayant d’ailleurs rien fait d’autre depuis la vieille que dormir, prendre des douches, boire de l’eau et du café, manger du muesli et des Advil, et regarder MTV.

L’un d’entre nous a lancé « on part, là, tout de suite » et l’idée a fait son chemin assez vite, réveillant chacun d’entre nous d’une torpeur écrasante. Puis, le son est monté très fort afin d’envahir chaque recoin de la maison, et lorsque des rythmes pulsatiles, comme des cœurs d’adolescents, sont diffusés sur une chaîne musicale nous retrouvons plus qu'une verticalité : une ascension. Et comme véritablement aucun nuage ne semble vouloir blanchir le ciel, nous sommes tous lancés, motivés par une certaine idée de fuite, flanqués d’une conception de l’évasion qui entraîne tout avec elle.

Nous partons précipitamment, sans autre destination précise que la possibilité d’une île cernée de plages, comptant sur l’aimantation rémanente des corps redevenus sauvages, et des peuplades endémiques des bords de mer.

Dans la voiture le soleil s’engouffre partout, faisant plisser les yeux même sous les frondaisons ombrageuses des habitations, et nous étouffons dans la moindre situation statique. Sortant de la ville nous traversons une forêt, où les silhouettes des arbres sont parfois clairsemées, parfois denses, au sein d'une clarté infiniment blanche. Le ciel s’illumine toujours de bleu, et il est impossible de penser que l’univers s’étend juste derrière, parce que tout paraît d’une finesse admirable, pouvant tenir entre le pouce et l’index ; l’air même sent la lumière.

*

Sur la plage, l’un d’entre nous a une guitare entre les mains et joue uniquement des morceaux qu’il connaît par cœur puis, l’herbe aidant, qu’il maîtrise moins. Le sable est chaud et propre, un souffle de vent régulier tempère les ardeurs, qui restent ébouriffées sous la peau, ce sont des pulsions brèves et lancinantes, des ardeurs qui crèvent la surface de l’eau, et nos corps se sentent plus libres, plus forts et plus souples, plus réceptifs. Pour apaiser cette fièvre de velour rouge, nous nous dissolvons dans une étendue bleu nuit qui s’étend au-delà de l’horizon.

Ce ciel azur est si large qu’il en est oppressant de liberté, la touffeur est aussi violente en nos corps que le vent léger de l’océan, le sable casse sous nos pas, les boissons sont glaçantes comme les morsures d'un serpent arctique ; les corps trop pleins, dénudés, débarrassés des fards et des vêtements, se déplient au soleil, explosent comme des bombes à eau, comme des fruits de givre sucrés transpercés de grêle.

Je sentais en tout cela quelques beautés nouvelles ; ce paysage, maintes fois lavé de cartes postales, traversé en famille, avec les corps des parents et du frère, qui bien qu’étant fait de tendresses étaient devenus trop intimes et gênants, la définition même de la promiscuité. Au contraire à présent, les corps attisaient le feu de l’esprit et le feu de la chair, l’un entraînant l’autre, et je vivais, là, ici, maintenant, tout de suite, à plein poumons. Et les minutes et les heures passaient, qui ne s’affadissaient pas. Et les gouttes d’eau et de sueurs qui miroitent sur la peau. Et l’odeur des crèmes qui sentent  les tropiques verts et chauds. Et les magazines où chaque phrase hurle l’adolescence, ce que je suis, ce que je voulais être, ce que je serais toujours, ce qui sera moi. Et les discussions plates qui me procurent un plaisir immense par le simple fait qu’il s’agit d’échanges de moi à eux, de moi à toi. Et les regards qui se croisent, s’évitent puis explosent l’un dans l’autre, font palpiter mes lèvres. Et la chaleur qui se déploie comme un astre chaud dans mes pensées. Et les musiques qui maintiennent tout ça en apesanteur, dans un tourbillon d’or. Au final une unique image, jusqu’à mon dernier souffle - je le jure – sera comme le soleil levant des impressionnistes, un symbole dans une ébauche, un moment de faux calme, et ce seront ces corps neufs d’adolescents, apologétiques de l’ultrapuissance des teenagers, qui jouent au beach volley sur cette plage, projetant au loin des ombres oblongues sur le sable, et suspendus à tout jamais dans les airs et l’écoulement du temps gris.

Ensuite, le soleil commence à décliner, l’un d’entre nous se met à courir dans les vagues, la plage se vide et nous restons encore, il n’y aucune limite de temps, nous pourrions rester ici des vies entières si nous le souhaitions.

Quelqu’un rencontre l’un d’entre nous et nous fumons une nouvelle herbe, ce qui achève de remettre les compteurs à zéro, redémarrant ainsi les choses dans une nouvelle dynamique plus fraîche, plus libre, plus pop.

Nous abordons des sujets profonds et déployons les discussions, fouillant dans les angles morts, décryptant, partageant, délirant, changeant d’avis, ouvrant les yeux, comprenant, ayant envie de comprendre, justifiant d’autres points de vue, alimentant sans cesse la conversation, jetant tour à tour de l’huile ou bien de l’eau sur le feu, puis des étoiles apparaissent dans la voûte céleste et l’univers s’épaissit.

Nous ne sommes pas rentrés cette nuit-là, pas avant d’avoir trop respiré, d’avoir brûlé la moindre parcelle de confusion, d’être absolument et définitivement absous de toute force de gravitation.

18 septembre 2014

Pulp

Sans titre"Homme, n'as-tu jamais goûté de ton sang, quand par hasard tu t'es coupé le doigt ? Comme il est bon, n'est-ce pas ?"

Lautréamont - Les Chants de Maldoror

 

Je considérais depuis toujours le fait de  me maquiller comme un moment privilégié en compagnie de ma carcasse. Elle devenait ainsi, l’espace de quelques mouvements idiotiques, une carnation empreinte d’une certaine forme de vie. J’étais avec mon corps comme une femme avec son vieil amant : je le côtoyais du bout des yeux et des phanères, le supportais avec un mélange de résignation et de coutumes pesantes, me contraignais de temps à autre à une promiscuité nauséeuse mais nécessaire, qui avait pour architecture un certain ordre des choses, une implication totale dans l’humanité.

Jamais nous ne tombions d’accord. Lorsqu’une poussée d’optimisme ou de jeunisme me faisait penser que, peut-être, avec quelques efforts cosmétiques, je pourrais être moins quelconque, plus bravache, mon épiderme ne se laissait rien conter. Mes cils battaient une chamade comme une révolte contre le pinceau noir, la poudre sur ma peau me faisait suinter le nez, un point noir caché ressortait impétueusement quelques millimètres plus loin, un bouton retenait sa respiration pour paraître encore plus rouge. A l’inverse, lorsque ma peau ployait elle-même sous les feux d’artifices pastels, muant sa brillance en éclat, ou que mes yeux s’allongeaient de mansuétude, je ne voyais en mon visage qu’un paysage vallonné de sillons arides, une tectonique de purée de pois.

Seules mes lèvres ont toujours été dociles, et je conserve pour cet organe fruitier une considération qui ne s’est jamais affadie. Derrière son apparente placidité se dissimulent les crocs et le gosier, le muscle saurien de la langue, le sens cru du goût. Je sais apprécier la moue suave de la lèvre vernie par le tube rouge, dont la chair est doucement étirée vers les commissures, et tout autant la façon dont elle revient en place (mollement). Le claquement des lippes l’une sur l’autre qui suit, et qui conclut le cérémonial vermillon, cet acte de haute féminité, cette supplique œcuménique de sang qui bas sous une peau d’éponge, est aussi agréable qu’une main trop tendue dont on fait craquer les phalanges. Il y a là tout un sacerdoce, dans la pulpe des lèvres, dans la retenue du souffle chaud, dans le baiser vers lequel elles tendent ; si les yeux sont le miroir de l’âme alors la bouche est le reflet de la truculence : ses déformations sont un sémaphore qu’on devine de l’avoir décodé. Les lèvres sont deux grâces que rien n’embarrasse : ni la chair hachée, ni le mot cru, ni l’aphorisme malséant. Ce sont aussi le véhicule d’une sexualité véritable, son extrémité vraie, qui fait que l’acte n’est pas qu’animalité mécanique, mais une union mesurée, muable, étourdissante, le cœur palpitant lui-même qui se floute à la surface du visage.

Je repeins ce soir mes lèvres d’un rouge sanglant, et dans le reflet du miroir mon corps nu dissimule le tien, évanoui sur et sous les draps blancs, avec une pudeur qui n’en est pas une, puisque que tout comme ma bouche est vêtue de vermeil, je sortirai dans la rue haute et fière, telle une amazone perchée sur des talons hauts, le corps flanqué de deux écharpes purpurines, issu de tes ventricules que j'ai cambriolé.

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