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Lollipop
28 septembre 2014

L'absolution

woman-in-the-light

Lorsque nous serons redevenus de ces êtres enclins au bonheur, il nous faudra veiller à tout quitter précipitamment, tout laisser en arrière dans la minute, les tasses encore à moitié pleines de café, la vaisselle mal débarrassée, sans un regard sur nos allures dans le miroir de l’entrée, les lumières toujours allumées que l’on ne verra pas depuis la rue, puisque nous ne nous retournerons pas, et nous devrons nous rendre ensuite dans un endroit où cette propension lumineuse sera capturée, et que je suggère à demi-clos. Il faudra choisir ce lieu à l’instinct, ce pourra être un lit dans un hôtel au bord de l’océan, une rue où je te tiendrais la main, une clairière avec les enfants qui chahutent dans des univers imaginaires, tout proches. Il nous faudra cette intuition qu’il y aura là des soleils à allumer, des heures où l’on tire le loquet des montres pour qu’elles s’arrêtent, où les silences auront la même puissance que le son exact de ta voix, qui sera une des premières choses que j’oublierai.

Il nous faudra conserver comme le linge encore plein d’odeur d’un ami mort, les pétales des fleurs rouges que nous nous seront offerts. Il faudra imprimer à nos mémoires l’impact des rixes, qui au final surnageront dans l’effacement des moments conjoints, des bras passés derrière l’épaule par habitude de réconfort plus que par appétence. Il faudra garder les cendres des lettres détruites dans la baignoire, sur lesquelles on aura précédemment jeté le combustible de nos larmes d’arrachement, qui seront comme des crampes au mollet, des douleurs avec cette putain de constance et d’hébétude. Il nous faudra omettre d’effacer ces photos loupées que l’on n’a pas classées dans un album, celui que l’on ne pourra jamais ni voir, ni jeter, en « ne gardant que les bons moments ». Cette saloperie de violence lorsque tu m’embrassais, qui m’absorbait l’âme entre tes lèvres, qui me mettait dans l’axe précis du sang expulsé plus rapidement par ton cœur, dans les nervures d’une espèce d’étoile qui n’arrêtait pas de naître entre nos phalanges nouées. Comme les foutues pensées fumigènes qui t'accompagent, elle est partie, mais est encore réminiscente lorsque je m’appesantis trop. Je m’en passerais bien.

Tu surviens encore tout entier dans mes rêves, et je sais alors que je t’ai retrouvé, mais lorsque je suis éveillée et que je te regarde droit dans les yeux, il n’y a que des coins de sentiments, des embouts d’émotions inutilisables, des volutes de ton ombre distante, qui s’éloigne toujours plus loin, s’efface comme des mots anciens tracés à la craie.

J’ai compté les saisons avec toi, et il y en a eu le double depuis. Je me rappelle les séances de cinéma qui m’apaisaient l’âme, l’odeur de ton oreiller lorsque tu étais parti au travail, l’ombre des persiennes sur ta peau, et puis ce soir sous les étoiles où j’ai eu le vertige à l’envers, de cet univers sous mon corps, de celui entre nous, où j’ai serré ta paume et arraché les brins d’herbes.

Il est 14h04 lorsque j’écris ces lignes, qui seront tes dernières. J’ai cette pile de livre à côté de moi dont celui de Joan Didion, celui de Nina Bouraoui, et d’autres dessous que j’ai parfois ouverts ; je les laisserai conclure, je n’ai pas la force suffisante pour cela, je ne supporte pas l’achèvement de toute cette catharsis.

J’ai fait une nouvelle tasse de thé, écouté des musiques de cette époque et des nouvelles que tu dois apprécier ; puis j’ai effectué quelque chose que je ne fais jamais : je suis allée à l’orée de la terrasse, je me suis accroupie, et n’ai rien réalisé de spécial, à part serrer mes jambes contre mon corps et renifler doucement. Puis je suis revenue là, j’ai choisi une ultime photo aux consonances de toute cette prose affamée. J’ai cru que celle-ci aiderait à cicatriser : au contraire les mots ont rouvert les plaies, et c'est épanché un jus noir et ancien sous ma peau, comme des ombrages de tatouages cryptés. Mais il n’y a pour les âmes passéistes et revanchardes comme la mienne aucune absolution véritable, il n’y a que la conscience de ton corps chaud, au loin, qui a tarit mon sang, et qui persiste à vivre alors que nous avons presque tout oublié.

« Et tout est rouge, comme le sang au cœur, comme la violence chaude et bienfaitrice de la vie qui court. » Nos baisers sont des adieux, Nina Bouraoui (dernière phrase)

« Carter a téléphoné aujourd’hui, mais je n’ai vu aucune raison pour lui parler. Dans l’ensemble je ne parle à personne. Je me concentre sur la façon dont la lumière frapperait des pots de confiture sur le rebord d’une fenêtre de cuisine. Je reste allongée au soleil, à regarder l’oiseau-mouche. Ce matin j’ai jeté des pièces dans la piscine et elles ont étincelé en tournant dans l’eau de telle façon que j’avais presque envie de lire ce que ça voulait dire pour mon avenir. Mais je me suis retenue.

Une chose pour ma défense, non pas que ça ait de l’importance. Je sais quelque chose que Carter n’a jamais su, ni Hélène, ni peut-être vous. Je sais ce que « rien » veut dire et je continue à jouer.

Pourquoi, dirait BZ.

Pourquoi pas, dis-je. » Maria avec et sans rien, Joan Didion (dernières phrases)

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Commentaires
C
Merci pour votre commentaire ! C'est le but recherché en effet...
E
Vous avez une bien belle plume.... On sent pleinement la torture des sentiments!
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