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Lollipop
24 septembre 2014

Bro'

tumblr_n3dbsuGBoL1syvzojo1_500Dans la présence du frère, je ressens un arrachement similaire ; je perçois ce sentiment identique de déréliction : nous sommes comme des orphelins, la même tristesse, la même langueur dans le regard qui cherche, partout, sans cesse, avec ce désespoir des âmes érodées, celui des parents qui ont disparu.

J’ai cette photo de nous deux au Sénégal, elle ne s’affadit pas avec le temps, nous avons ces regards, tu sais ces regards-là, avec une impétuosité dans les yeux, une sorte de fierté sauvage. Je nous reconnais cette force sans énergie, celle des lions assoupis, qui sauront s'éveiller le moment venu, lorsque nous serons livrés à la dangerosité.

Est-ce que tu t’en rappelles, toi, de tout ça ? Est que tu considères qu’il y a un peu de nous deux ? Est-ce que tu nous considères, d’une façon ou d’une autre ? Est-ce que tu tiens à moi ? Je suis quoi moi pour toi ? Quand tu venais le mardi, à mon appartement (je disais toutes les semaines, ce n’était pas ça en vrai mais moi c’était tout comme), tu y repenses parfois ? Moi je m’en rappelle, on se cachait du monde, on enfumait le moindre recoin de mon appart de fumée verte. Tu dormais dans le clic-clac bleu et c’est toujours moi qui le refaisais le matin et qui vidait les cendriers. Dans mon souvenir, tu es déjà parti. Mais j’avais alors moins cette impression de solitude, je pouvais profiter de ma journée sans craindre les espaces entre les murs, que j’étais alors un peu moins seul à obturer. On a tout essayé, toutes les drogues, toutes les évasions possibles, mais j’avais toujours un train de retard, j’ai toujours été plus timorée, bien que plus constante dans l’acte de fuite. J’atteignais des abysses dont le calme sourd me plaisait, alors que toi, je sais qu'il te faisait peur, c'était trop d'absences ; à cela tu préférais faire des ricochets sur les vagues hautes, tu étais ce bateau ivre et léger qui s’accommodait des turbulences, qui en devenait même l’architecture.

On avait vu sur les toits, ça aussi je m’en souviendrais toujours, nous écoutions Patrice, Micropoint, Saez. Je crois qu’on en profitait pour de bon de ces années-là, en sachant que, comme tout ce que nous avions eu, cela aussi devait être anéanti. Nous ne vivions que des brèches de vies transitoires mais nous en avions certaines en commun. Voilà ce qui nous réunissait. Et puis de toute façon, même si on en parlait ce ne serait pas pareil, même si séparément cela survenait dans la discussion ce serait encore plus différent. Parce que nous deux, tu vois, nous sommes des frères d’armes. On s’est battu dans les tranchées dans lesquelles on nous avait proscrits. Contre nos parents, contre les belles-mères et les beaux-pères. Contre leurs leçons de morale fumeuses, leurs déchirures électromagnétiques qui nous maintenaient dans des positions intenables, des équilibres contre-nature. Aujourd'hui cela reste une révolte contre les adultes qu’ils sont et que nous ne serons jamais, car si nous sommes départis de modèles, nous luttons furieusement pour être ce qu’ils ne sont pas : notre ligne de fuite est l’ombre qu’ils projettent tout au loin. Nos compromis impossibles ont cassé ce qui tenait encore debout entre eux et nous. Nous cherchions qui irait le plus loin, tu pensais me dépasser car tu sortais, tu buvais, tu déconnais, tu brûlais les mèches, mais je n’étais pas en reste, tu le voyais dans mon regard, cette pointe de perdition qui te mettait mal à l’aise. La limite, c’était celui qui outrepasserait celle de l’autre. Puisque nos parents étaient aveugles, nous nous reflétions nos attitudes. Mes points de ruptures étaient les tiens, et vice versa. On a fait n’importe quoi, et même à présent on continue. Ça nous a un peu perdu tous les deux, il me semble, mais nous sommes toujours là. Cela nous a peut-être sauvés du néant en fait, du marasme de l’adolescence qui pourrissait après le divorce, cette écorce morte qui nous jugulait, c’était pire. Non ? Au moins on en a vécu des choses. Je m’en souviens, moi. De tout ça.

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