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Lollipop
23 septembre 2014

15h10

Edward_hopper_3D_by_Ryo974Il est quinze heures dix lorsque j’arrive enfin au bar sur l’avenue. Le ciel est bleu électrique, l’air mêlé de poussières et d’odeurs estivales telles que celle du vent, de la chaleur ou de l’asphalte.

J’ai ce nœud à l’estomac, qui préfigure la survenue d’un danger, d’un événement lourd et inamovible. J’ai en moi la peur farouche qui procède de l’instinct, mais je fuis pas.

Différentes personnes sont éparpillées sur la terrasse :

- Une dame laide, entre deux âges, en train de lire un journal. Sa table est encombrée d’un verre d’eau plein où flottent des glaçons presque entièrement fondus ; il y a aussi une tasse de café vide, un sac à main lilas, une poche en plastique H&M, un cendrier, et elle tient entre l’index et le majeur une cigarette qu’elle n’a pas encore allumée. Elle a cet air très concentré.

- Trois adolescentes assez jolies, customisées, hype, dont le look laisse peu de place au naturel, mais le fait qu’elles soient très jeunes, peut-être treize, peut-être quinze ans, leur procure suffisamment de fraîcheur pour faire oublier tout ce qui est futile, le maquillage et les accessoires, et chacune d’elle est synonyme de candeur et de sexe, alors elles attirent le regard, mais seulement en superficie.

- Un homme en costume cravate qui discute avec un autre homme habillé à l’identique et auquel il ressemble étonnamment. Leurs socquettes paraissent un peu ridicules car l’ourlet du pantalon, tiré trop haut au-dessus des chevilles, fait apparaître une ligne de chair velue et blanche. Leurs cous sont étriqués par leurs cravates qu’ils ont pourtant desserrées, leurs ventripotences entrouvrent le bas de leurs chemises, les épaulettes remontent haut, leurs crânes se dégarnissent, leurs visages sont flasques, bien que maintenus éveillés par quelque chose d’artificiel (ainsi leurs yeux paraissent alertes et vitreux à la fois). Il y a le journal du matin posé sur la table, des sacoches au sol. Ils semblent à la fois résignés et puissants, quelque chose de perturbant émanant d’eux ; je pense alors à mon père.

- Le garçon-homme est là aussi ; en me voyant arriver, il extrait son regard de ses pensées et le fixe dans le mien. Il sourit un peu puis expire fort, comme s’il avait été en apnée durant les secondes précédentes. Il porte un pantacourt blanc, un polo Ralph Lauren rose et des cheveux blonds foncés.

Je m’assieds avec précaution, comme si la chaise était faite de papier. Nous nous saluons avec des sourires qui semblent des cicatrices encore contusionnées. Il a cette sorte de souffrance dans les commissures des lèvres, celle des douleurs longues qui empêchent le vrai sommeil, et que je ne connais que trop bien. Je perçois que nous démarrons une bataille alors que nous sommes tous deux encore en guerre, contre des fantômes qui nous ont sûrement déjà oubliés.

Nous discutons tranquillement, créant ainsi entre nos corps une bulle de mots affables qui définissent la conversation. Mais nous sommes deux imposteurs qui louons les phrases à d’autres, le scénario qui est écrit pour nous est avenant et sémantique (nous cherchons avant tout à comprendre), une prestidigitation de lapins blancs sans taches.

J’enchaîne cigarette sur cigarette (ça lui déplait). Au bout d’un moment je dis « tout ça, ça finira mal ». Le garçon-homme me regarde souvent droit dans les yeux, ou bien ne me regarde pas du tout, et il commence la plupart du temps ses phrases par « pardon mais » ou bien « excuse-moi mais » ou encore « je suis désolé mais ». Il finit par dire « pourquoi pas ? ». Nous en venons à l’affrontement (du verbe, des pupilles) : il s’agit donc bien d’une belligérance. Pourtant nous ne parlons pas directement de nos exs pour le motif que chacun superpose le sien à l’autre : je suis elle et il est toi. Si nous sommes là, c’est seulement car nous avons des comptes à régler.

Brutalement, le garçon-homme doit partir ; dans un dernier assaut il me fixe rendez-vous plus tard, chez lui. J’accepte et lui dis à tout à l’heure d’un sourire entendu, lui laissant ainsi la victoire. Mais je sais que je ne viendrai jamais. J’effacerai ses messages et son numéro, et s’il m’appelle je ne répondrai pas.

Alors que je reste seule à table, que la commande est réglée et mon verre vide, quelque chose m’y retient ; il s’agit d’un élément sombre, gris, qui éclate au creux de mon ventre tandis que des images ténébreuses se mettent à défiler en flash dans mon esprit. Voilà ça y est : j’ai pensé à toi.

Je tente de me calmer, mais je ressens une émotion trop édifiante pour la maitriser. J’ai cette impression que l’on retire une à une les enveloppes sales de ma peau, tout doucement, délicatement, centimètre par centimètre. Dessous, certes l’épiderme est à vif, mais il est aussi complètement neuf, frais et disponible. Ce que j’éprouve alors est une sorte de décontraction totale de mon être, une irrésistible liquéfaction, une salve de magma dans mes systèmes digestifs, respiratoires et nerveux, quelque chose d’intense, la réalisation d’un événement qui devait se produire depuis longtemps et qui survient enfin. C’est une libération.... mais celle-ci est d’écume. Le magma qui s’était épanché dans mon corps se solidifie, s’épaissit et j’ai la subite impression de digérer un parpaing. Je veux pleurer à chaudes larmes pour évacuer ce ciment.

Je prends ma tête dans mes mains et tourne doucement mes doigts sur les côtés de mon crâne, espérant ainsi redémarrer ce qui semble être au point mort. Je réalise alors dans une froide analyse - et il aura fallu pour cela cette rencontre - que tu m’as quittée.

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